• Farewell : Chapitre 1

     

    Je me réveillai en entendant le crissement des pneus de la Bentley dans l'allée qui menait à la villa.

    Je me tournai légèrement sur le côté pour regarder l'heure : le réveil indiquait cinq heures et demie du matin. Devinant que je ne me rendormirai pas, je me levai et m'approchai de la fenêtre que j'ouvris sans bruit. Je restai un moment immobile à observer la lune, mon torse et ma tête baignant dans son faisceau argenté. Je finis par reculer sur la moquette épaisse pour fermer la fenêtre et me rendis dans la salle de bain, petite pièce adjacente à ma chambre, pour prendre une douche.

    Je me délectai du ruissellement de l'eau chaude sur ma peau nue pendant de longues minutes, puis me décidai à sortir de la cabine. Je m'enveloppai dans une serviette et m'attardai devant le miroir victorien, assez grand pour me refléter entier sans avoir à m'en éloigner.

    J'étais grand et athlétique pour un garçon de dix-sept ans. Mon corps, couturé d'innombrables cicatrices, ne m'inspirait que du dégoût, malgré sa beauté frappante. Lui et mon visage en particulier semblaient taillés au burin, comme l'auraient été d'antiques statues grecques. J'avais la mâchoire droite et carrée, les joues légèrement creusées. Erreur de la nature, mes deux yeux avaient des couleurs différentes ; l'un était topaze, l'autre plus foncé couleur ambre, ce qui expliquait que je porte en permanence des lunettes de soleil aux verres teintés – surtout depuis qu'un prêtre eût fait le signe de croix devant moi. Mes cheveux, toujours en désordre, avaient la couleur du bronze mais le soleil leur donnait parfois des reflets cuivrés. Des bandages parfaitement ajustés couvraient une blessure récente par balle au niveau du diaphragme, presque cicatrisée, dont j'estimais le temps de guérison totale à quelques jours encore. J'évitai soigneusement d'exposer mon dos au miroir, celui-ci, en plus de toutes mes autres blessures, étant barré de l'épaule droite à la hanche gauche d'une affreuse cicatrice. Un souvenir plus ou moins agréable d'une mission chez un fou furieux japonais.

    Un mannequin aurait vendu son âme pour avoir un visage aussi parfait que le mien. J'aurais d'ailleurs accepté volontiers de le lui donner.

    Je n'avais pas besoin de tout cela. Je n'avais pas besoin d'être beau, ni d'attirer tous ceux qui avaient la malchance de me voir de près. Tuer n'est pas quelque chose de bien. Ceux qui le font ne méritent pas cela.

    Un craquement de marche m'arracha de ma contemplation. Je me postai en haut de l'escalier ma serviette toujours nouée autour de ma taille et attendis patiemment que la silhouette de Royce, mon père – ou du moins ce que j'avais toujours considéré comme tel, lui m'ayant adopté après la mort de parents dont je ne connaissais que le nom – apparaisse dans l'encadrement des marches. Il ne me fit pas attendre très longtemps, je l'aperçus quelques secondes à peine après m'être posté ici.

     

    - Jil ! me lança-t-il en me voyant à son tour. Tu es déjà levé ? Tu vas arriver en avance au lycée.

     

    Royce m'avait appelé par mon prénom, comme à son habitude. J'avais d'ailleurs moi aussi pris l'habitude de l'appeler par son nom, lui n'affectionnant pas particulièrement de surnoms.

     

    - Je n'y tiens pas trop, répondis-je avec une moue ironique, aujourd'hui étant le jour de ma rentrée en classe de première. 

    - Le cadre ne te plaît pas ? demanda-il avec une préoccupation non feinte.

     

    Non, pas vraiment, mais c'est la seule ville assez petite des États-Unis comportant un lycée où le MI-6 ne pourrait pas faire construire de bâtiment de la taille d'un quartier général sans paraître suspect, étais-je tenté de répondre. Mais je savais que je ne le pourrais pas.

    En un sens, nous nous ressemblions, Royce et moi. Nous nous escrimions à conserver les apparences, même entre nous, alors que nous savions pertinemment que derrière le médecin-chirurgien se cachait un espion surentraîné à la solde des services secrets anglais, et que derrière le lycéen de dix-sept ans se dressait à peu près le même tableau. Mais, que ce soit au niveau mental ou physique, nous étions différents : lui était toujours très calme, et il était pourvu d'une grande sagesse. Et il se rangeait toujours à mes décisions, telles qu'elles soient – comme s'exiler le plus loin possible de Londres, en Amérique, pensai-je, ce qui m'arracha un bref sourire.

    Royce avait trente-cinq ans, mais il en faisait aisément dix de moins. Il était lui aussi très beau à la manière des statues grecques, mais avait ses cheveux blonds toujours impeccablement coiffés laqués et ramenés en arrière. De ses yeux bleus émanait une maîtrise parfaite de lui-même, qui ferait pâlir d'envie un maître d'arts martiaux japonais, pourtant réputés pour leur imperturbabilité. Royce était d'ailleurs ceinture noire de karaté, et il excellait dans la plupart des sports extrêmes. Pour finir, il arborait toujours le même visage serein, les traits de ce dernier étant très fins.

     

    - Nous pouvons toujours aller ailleurs, tu sais. Je peux m'arranger pour t'inscrire dans un autre lycée ... 

    - Non, ça va, merci, répondis-je simplement.

     

    Mon premier jour dans un nouveau lycée. Royce avait insisté pour que je suive les cours de Dartmouth et Harvard par correspondance, connaissant que même les cours avancés ne m'apprendraient rien. Je quittai l'escalier pour rejoindre ma chambre. Notre entrevue avait à peine duré deux minutes.

    La maison massive que Royce avait achetée à l'état de ruine puis rénovée était l'une de nos trois résidences. Elle n'avait au départ qu'une fonction de maison de vacances, mais vu qu'aucun de nous deux n'en avait ou presque, elle n'avait jamais été habitée après sa restauration. La villa était perdue dans la forêt à quelques dix minutes de voiture de la ville la plus proche, et reliée à la nationale uniquement par un sentier boueux.

    Elle était très grande, beaucoup trop grande pour deux personnes, et ce vide me mettait mal à l'aise, moi étant habitué à notre petit cottage près de Londres. À l'extérieur comme à l'intérieur, le blanc était partout. Les immenses baies vitrées teintées qui couvraient une façade et la moitié d'une autre, peu visibles depuis l'allée qui menaient à la villa, ne laissaient pas voir l'intérieur. Peu importait au final, puisque l'éventuel visiteur n'aurait vu encore que du blanc à perte de vue. Les volets en bois – eux aussi peints en blanc – étaient rarement fermés, pour rendre la villa la plus lumineuse possible – d'après Royce, les baies vitrées n'auraient pas suffi.

    Je traversai à nouveau le long couloir desservant trois autres chambres – vides – avant d'atteindre la mienne, la plus grande de toutes. J'ouvris mon dressing et optai pour une chemise à manches courtes et un jean moulant noir parfaitement coupés qui, de loin, auraient pu passer pour banals, mais qui provenaient en réalité des plus grands couturiers français sur commande. Enfin, je passais ma montre, une Oméga de collection, à mon poignet et quittai ma chambre pour descendre l'escalier.

    J'arrivai dans un salon très lumineux à l'image de la maison entière, où on avait abattu toutes les cloisons d'origine pour ne former qu'une seule immense pièce. Tout ou presque était de couleur blanche ici aussi, et un onéreux piano à queue trônait au milieu de cet océan de pureté. Je m'assis sur sa banquette et me mis à jouer très bas une mélodie douce en improvisant chaque accord, pour attendre l'heure où je devrais me rendre dans le lycée de la plus anodine ville de tous les États-Unis.

    Le temps passa plus vite que je m'y étais attendu et, quand je consultai ma montre, il était déjà sept heures quarante-cinq. Je ne pris pas le temps de déjeuner et attrapai mon sac et mon blouson de cuir, puis me rendis dans le sous-sol où étaient garées une dizaine de voitures de luxe, dont plusieurs marquées de l'emblème du cheval et, bijou de la collection, un coupé Bugatti Veyron. Je passai devant la Bentley noire de Royce et ouvris la portière de mon Aston Martin Vantage. Les clés étaient toujours sur le démarreur, là où je les avais laissées. Je mis le contact et le moteur de quatre cent vingt-six chevaux propulsa la voiture dans le sentier terreux qui rejoignait la nationale menant au lycée, réduisant rapidement le villa au stade de point blanc dans la forêt.

     

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