• Farewell: Chapitre 8

    Les trois premières heures de la matinée passèrent avec une vitesse comparable à celle d'un canard auquel on aurait amputé deux pattes. Autrement dit, ce fut les trois heures les plus longues de toute ma vie.

    J'avais l'impression que les professeurs faisaient tout pour allonger leur cours – bien que je me levais toujours une demi-seconde avant que la sonnerie libératrice de la fin du cours ne retentisse – ou se lancer dans des dissertations compliquées sur les sujets les plus ennuyeux que l'on ait pu inventer – et pourtant, j'estimais être assez renseigné sur le sujet.

    Je fus une fois de plus le dernier à entrer dans la salle d'espagnol – tant attendue mais pourtant tant crainte. Je la localisai au premier coup d'œil. Elle était assise à une table à côté d'une fenêtre sur la gauche de la pièce, mais il y avait petit imprévu. Edward était accoudé à sa table et lui parlait d'un sujet qui l'intéressait apparemment beaucoup.

    Je me mordis la lèvre mais m'approchai comme si de rien n'était et tendis l'oreille. Je n'allais pas déjà me décourager pour quelque chose que quiconque d'autre aurait trouvée absolument banale.

    J'étais encore trop loin d'eux pour saisir le sens de leur conversation quand Mme Bustamante – professeure d'espagnol – renvoya Edward à sa place, deux rangées à droite de la table d'Ashley.

    Je me donnai un air le plus avenant possible – que je n'eus pas à feindre, j'étais toujours aussi impatient – bien qu'un peu tendu – de revoir celle dont mon cœur s'était épris. Je m'assis avec désinvolture à la place adjacente à la sienne et sortis mes affaires sans enlever mes lunettes. Mme Bustamante était l'un des seuls professeurs qui les tolérait dans son cours.

    La première chose qui me frappa fut son parfum. La même odeur diffuse de violette, qui flottait comme un mince halo protecteur autour d'elle. Je fus soudain pris de nostalgie ; cela me rappelait le jardin de mon cottage anglais, entièrement entouré de violettes.

    Puis, ce fut son visage qui me tira brusquement de ma rêverie. Je voyais bien qu'elle essayait de ne pas croiser mon regard en tournant exagérément le sien à mi-chemin entre Mme Bustamante et la rangée de gauche. Il était toujours aussi fin et fragile que dans mon souvenir, avec la même expression légèrement mal à l'aise. Le cœur que formait son visage avait la même pureté, et une irrésistible envie de le toucher, ne serait-ce qu'une fraction de seconde, me fit imperceptiblement déplacer ma main gauche vers elle. J'avais bien entendu stoppé net ce geste irréfléchi et déplacé. Il aurait été incongru rien que d'imaginer que je puisse le réaliser alors que je ne la connaissais que de vue. Elle éprouvait inconsciemment toutes les barrières mentales et physiques que le métier avait dressées entre moi et mon environnement. Il faudrait que je mène la vie dure à ces impulsions indescriptibles que je n'avais encore jamais ressenti auparavant, malgré qu'il eût toujours été difficile d'affronter un ennemi dont on ne connaissait rien.

    Il y avait cependant une autre expression sur son visage, que je ne mis pas longtemps à analyser : la peur et l'incompréhension se mêlaient dans un enchevêtrement compliqué de signes distinctifs.

    Bien que je l'aie prévu comme beaucoup d'autres possibilités, cela ne facilitait pas ma tâche

     

    - Bonjour, murmurai-je d'une voix parfaitement harmonieuse.

     

    Elle m'avait bien entendu tiré la chaise vers moi, mais ne pas se retourner alors que je lui avais adressé la parole relevait de l'impolitesse – c'est donc pour cette seule et unique raison qu'elle releva lentement la tête vers moi.

     

    - Je m'appelle Jil Bond, poursuivis-je.

     

    J'avais spontanément utilisé mon deuxième nom pour me présenter. Je serrai les dents à cause de cette imprudence – je ne parvenais étrangement pas à raisonner correctement en sa présence – mais conservai un sourire éclatant.

     

    - Je suis désolé de ne pas avoir pu me présenter auparavant, mais je tiens à te remercier d'être passée me voir à l'hôpital, ajoutai-je d'une voix posée.

     

    Elle avait dû remarquer que je me tenais le plus loin possible d'elle, en conservant néanmoins ma chaise dans sa direction – ainsi que beaucoup d'autres choses que je n'étais pas sûr de saisir.

     

    - Euh … Ce n'était rien, bredouilla-t-elle. Mais tu es parti, non ? s'exclama-t-elle tout à trac.

     

    Je mis une demi-seconde de plus qu'à l'ordinaire à comprendre d'où j'étais censé être parti. Décidément, sa présence ne me faisait pas que du bien.

     

    - Hm, répondis-je, pensif. Oui et non, pas vraiment, me décidai-je à répondre, en guettant sa réaction. 

    - Tu n'as pas l'intention de me donner une réponse claire, c'est ça ? se risqua-t-elle. 

    - Tu as parfaitement raison, soufflai-je au moment où Mme Bustamante s'éclaircissait la voix pour commencer son cours.

     

    Nous reportâmes notre attention sur la professeure, moi épiant du coin de l'œil ses moindres faits et gestes, elle en essayant de ne pas avoir le regard rivé sur moi.

    Mme Bustamante nous distribua des feuilles d'interrogation – surprise apparemment, au vu de la protestations des élèves – et voulu m'en dispenser, cela portant sur un sujet que j'étais censé avoir étudié la semaine précédente. Je pris tout de même une copie en assurant avec un sourire éblouissant que je saurais m'en sortir, et elle ne m'en demanda pas plus.

    Je finis rapidement l'interrogation et me tournai à nouveau vers Ashley. Elle complétait dûment un texte à trous et son stylo-plume dérapa quand elle sentit mon regard dans son dos. Mon écriture – nette et élégante, qu'on aurait pu trouver deux siècles auparavant – n'avait rien à envier à la sienne, je n'en étais pas moins fasciné par la manière dont elle traçait ses boucles.

     

    - M. Royce, dit une voix sévère à ma droite, ce qui me rappela soudainement que ma position laissait plutôt à penser que je copiais au lieu de chercher par moi-même.

     

    J'eus un petit rire intérieur. Moi, copier ? Je fis néanmoins profil bas en attendant que Mme Bustamante ne s'éloigne, puis reportai mon attention sur elle.

    Elle avait à présent elle aussi fini, et détourna brusquement le regard quand je regardai son visage. Elle rougit et feignit d'observer la professeure pour le cacher – même si cette tentative était sans issue, avec moi comme personne à doubler. Je détournai à mon tour le regard, juste au moment où Mme Bustamante allait diriger le sien vers nous.

     

    - Le mot de la troisième ligne, c'est fuera, murmurai-je si bas que seule Ashley pouvait m'entendre. 

    - Comment peux-tu le savoir ? répondit-elle un peu plus fort que moi – j'avais un don pour les conversations à voix basse. Tu n'étais pas là la semaine dernière, ajouta-t-elle en faisant son possible pour conserver une allure en apparence parfaitement décontractée, comme moi. 

    - Eh bien, disons que je le sais, éludai-je toujours sans la regarder mais avec un sourire en coin. Mais cela ne te coûte rien d'essayer, persiflai-je.

     

    Elle griffonna rapidement sur sa feuille juste avant que Mme Bustamante n'annonce que l'interrogation était terminée, au grand dépit de certains élèves en retard. Elle ramassa nos copies en commentant parfois les réponses erronées des élèves, mais elle accorda une attention plus particulière à ma feuille.

     

    - Vous avez déjà étudié le sujet, M. Royce, ou la feuille de votre voisine vous y a un peu aidé ? demanda-t-elle en souriant, fière d'avoir découvert le meilleur élève qu'elle n'avait jamais eu en train de tricher.

     

    Je fis alors une chose qui, dite autrement par quelqu'un d'autre à un autre moment aurait été de l'impolitesse. Je lui répondis.

     

    - Eh bien, sauf votre respect, je crois que je pencherais plutôt sur la première solution, dis-je dans un espagnol digne d'une pièce de théâtre.

     

    Elle me regarda d'un air ahuri et cela fit éclater de rire toute la classe. Je me contentai d'un sourire et observai en coin la réaction d'Ashley. Elle s'était apparemment détendue, bien qu'il était possible que ça ne soit qu'une impression.

    Mme Bustamante retourna à son bureau en essayant de retrouver ses esprits, puis fit taire la classe et la véritable leçon commença. J'en profitai pour demander à Ashley quelque chose que j'avais soigneusement gardée de côté – et que par miracle je n'avais pas oubliée à proximité d'elle.

     

    - Tu te crois capable de retrouver les cours de ces trois dernières semaines, pour que je les recopie ? murmurai-je tournant légèrement la tête vers elle.

     

    Elle semblait préoccupée par quelque chose – que je tentai en vain de deviner – et avait du mal à être attentive.

     

    - Euh, oui, répondit-elle, et je jurai voir dans son expression quelque chose qui lui faisait croire qu'elle avait l'air d'une parfaite idiote.

     

    Cependant, pour moi, elle était tout sauf idiote. Elle était non seulement magnifique dans sa finesse et sa fragilité, mais quelque chose en plus du fait qu'elle devinait toujours juste m'attirait sans faiblir depuis la première fois que je l'avais vue. Je me plaisais à lui poser des questions en essayant de prévoir ses réactions – souvent bien différentes que ce que j'avais pu penser, autrement dit comment quelqu'un d'autre aurait réagi. Elle était un fascinant sujet d'observation.

    Je ne réussis qu'à moitié à rester concentré sur ce que disait Mme Bustamante – je croyais avoir compris qu'il s'agissait d'une leçon de grammaire jusqu'au moment où j'entendis le mot colon – tellement elle captait toute mon attention. J'essayais de ne pas penser à la finesse de ses traits, à son parfum délicat, à la douceur de sa peau quand je l'avais effleurée sur la couverture d'un livre … Non !

    Je ne devais pas y penser, à cela ou à quelque chose d'autre.

    Je sentais mes barrières mentales céder une à une, son parfum m'envelopper, quand un vent très léger effleura son visage, me faisant sentir ce parfum de violette caractéristique de plein fouet.

    Ma parole, on voulait ma mort !

    Mes poings crispés à la table à m'en faire blanchir les phalanges s'enfoncèrent de quelques millimètres dans le bois et j'eus mal aux gencives à force de serrer les dents. Je vis qu'elle avait perçu le brutal revirement dans mon comportement à son expression apeurée qui était revenue – plus accentuée encore.

    Elle était si proche … je n'avais qu'à tendre la main pour toucher la sienne … Après tout, ce n'était qu'une fois, je pourrais toujours trouver une excuse, elle ne m'en voudrait pas … NON !

    J'attrapai brusquement la clenche de la fenêtre et l'ouvris à la volée. Dès ma première inhalation d'air frais, mon esprit redevint subitement très clair. J'avais été sur le point de faire un geste très regrettable. Sa présence m'intoxiquait. Je doutai d'avoir fait le bon choix en m'installant à côté d'elle aujourd'hui, mais le mal était fait ; ma première tentative d'approche s'était lamentablement terminée.

    Je n'eus pas à m'excuser d'avoir ouvert la fenêtre sans en demander la permission, car la sonnerie de fin de cours retentit et je me levai dans la seconde, en devançant tous les autres élèves.

    Je sortis du bâtiment principal et marchai le plus vite possible – j'étais à la frontière entre courir et marcher –, non pas vers la cafétéria comme tous les autres, mais dans la direction opposée, vers l'arrière du gymnase. J'avais besoin de m'isoler et de réfléchir à la suite des évènements, comme l'aurait fait Royce dans la même situation – bien qu'il eût été impossible que l'une des actions qu'il ait entreprit puisse tourner aussi mal.

    J'avais terriblement honte de ma conduite. Un véritable homme n'aurait pas raté de la sorte. Je ne voulais pas la voir avant des années, des dizaines d'années peut-être ; j'avais trop honte pour cela.

    Je pouvais toujours choisir la facilité, en séchant les cours de l'après-midi et en m'exilant ailleurs, loin d'ici, mais … Non. J'avais déjà réfléchi à la question. Je devrais me montrer digne d'elle, peu importe le temps que cela me prendrait.

    Je ne me rendis compte que j'étais tombé à genoux uniquement quand je dus me relever pour marcher.

    Je me remis debout et me dirigeai vers la cafétéria. J'étais un des seuls qui n'était pas encore passé et le bâtiment était saturé. Tant mieux. Cela retarderait au moins le moment où je devrais faire face aux conséquences de mes actions.

    Je ne pris qu'une salade, et m'installai à la même table de trois places – qu'un groupe venait de quitter – que le premier jour.

    Une autre table occupée bouchait la vue sur celle à laquelle était sûrement attablée Ashley avec ses amis à l'heure actuelle, et je pus commencer mon maigre repas en sachant pertinemment qu'elle ne me voyait pas.

    Cependant, le groupe qui l'occupait finit de manger avant moi, et j'eus alors le champ libre sur celle d'Ashley.

    En voyant son visage, elle accapara à nouveau toutes mes pensées – je gardai cependant ma lucidité, car elle ne m'avait pas encore vue, et je ne sentais pas son odeur. Je pus alors aisément faire blocage aux pensées abstraites qui accompagnaient dorénavant sa vision.

    Je ne pus détacher mon regard d'elle, car j'avais déjà vu son expression ailleurs, et j'essayai de me remémorer quand, la période du cours d'espagnol étant encore floue. Je me rappelai soudain où je l'avais vue avec cet air curieux et avide d'en entendre plus : au début de la dernière heure de la matinée, quand Edward lui parlait accoudé sur sa table.

    Je tentai alors de lire sur les lèvres de la personne qui avait toute son attention – une élève du nom de Jane, qui faisait classe commune avec moi en Histoire.

     

    - Tu as vu comment il te regardait ? dit Jane en gloussant. On aurait dit qu'il de draguait, Ash ! 

    - C'était peut-être le cas, répondit Ashley en rougissant, mais en tous cas, je ne dois plus l'intéresser, vu comment j'ai répondu à ce qu'il me disait … J'ai l'impression que sa présence m'intoxique, je ne pense plus correctement, ajouta-t-elle, apparemment plus pour elle-même que pour Jane.

     

    Je compris alors qu'elle et Jane parlaient de moi. Cela voulait donc signifier que je ne lui étais pas indifférent. J'avais une chance, si infime soit-elle, de parvenir à mes fins.

    Elle, cependant, gardait ses distances. Je le voyais dans ses réactions et son attitude à mon égard. Mais peu importait.

    Un large sourire avait fendu mon visage. Mais, sans que j'aie eu le temps de réagir, elle découvrit que je la regardais et son regard croisa le mien. Je n'avais pas eu le temps de dresser mes remparts mentaux, et une des images que je repoussai avec tant de ferveur depuis des semaines m'apparut aussi claire que si elle était réelle.

    Ashley et moi étions seuls dans une pièce entièrement blanche, la fenêtre ouverte sur la lune et la forêt sombre alentours. Mais le pire n'était pas ici.

    Nos corps étaient entremêlés et ses lèvres étaient collées au miennes.


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