•  

    J'arrivai au lycée une dizaine de minutes avant le début des cours. Grave erreur.

    Dès que je m'engageai sur le parking, des dizaines de paires d'yeux ébahis se posèrent sur le véhicule. Tant pis pour la discrétion.

    Je garai l'Aston Martin dans une partie déserte du parking, puis coupai le moteur. Je laissai quelques secondes ma tête reposer sur l'appuie-tête, puis mis mes lunettes de soleil teintées. Je pris mon sac, posé sur le siège passager et ouvris la portière. Les commentaires fusaient dans la plus grande confusion.

    « Regardez ! C'est une Aston Martin ! » était la phrase qui revenait le plus souvent. Personne n'avait manqué ma voiture, apparemment. Ce n'était pas tellement pour cette partie que je craignais. Le pire était encore à venir. Quand on me regarderait, moi.

    Je traversai le parking sans gratifier personne d'un regard et, malgré moi, un groupe de filles m'emboîta le pas. Après m'être inscrit, j'allais devoir m'effacer en toute discrétion.

    Une fois à la réception, le groupe qui m'avait suivi s'agglutina derrière ce qui semblait être le panneau d'affichage – en verre transparent –, duquel on pouvait aisément voir le bureau de la secrétaire, tandis que j'abordai cette dernière.

     

    - Bonjour. Je sais que l'année est déjà commencée et que je suis en retard, mais je viens d'arriver dans la région et il n'y a que ce lycée … dis-je faussement à regrets. J'aimerais savoir si il n'était pas trop tard pour m'inscrire, demandai-je poliment en usant au maximum de mes talents d'acteur. Je me réjouissais que le panneau d'affichage soit insonorisé. 

    - Les élèves sont déjà répartis dans les classes, jeune homme, répondit-elle. Je ne peux pas me permettre de faire une entorse au règlement pour vous.

     

    Il était exclu de rester encore quelques minutes de plus ici, avec les regards qui scrutaient le moindre de mes faits et gestes dans mon dos. J'allais devoir compter une fois une fois de plus sur une mise en scène théâtrale. Je pris un air – faussement – désolé, ôtai mes lunettes et regardai la secrétaire dans les yeux.

    Elle devait avoir la cinquantaine et affichait un air froid et sévère. Mes « atouts » superficiels fonctionnaient rarement sur ce type de femmes, ainsi, j'allais devoir utiliser des circonstances atténuantes.

     

    - Et bien, je vais devoir aller à des kilomètres d'ici, alors, répondis-je, soit-disant résigné.

     

    Le lycée devait être en manque d'élèves, ou quelque chose de la même catégorie, ainsi, la secrétaire finit par accepter. Je pense que mes belles paroles n'étaient pas les seules choses qui la firent plier. Elle se mit à fouiller dans ses papiers, l'air songeuse. Elle avait réagi exactement comme je le pensais, exactement comme n'importe quelle personne normalement constituée. Elle avait fini par céder.

    De plus, le groupe derrière moi ne me voyait pas de face. Elles avaient décidément choisi un mauvais poste d'observation. La secrétaire me tendit le formulaire d'inscription que je signai sans le lire, ainsi qu'un emploi du temps qu'elle avait enfin fini par trouver et je remis vivement mes lunettes.

    Je m'esquivai par la sortie de secours donnant sur le couloir et m'adossai avec désinvolture au mur pour inspecter – ou du moins, faire semblant – mon emploi du temps. Je n'avais pas choisi l'endroit au hasard. Le couloir n'offrait aucun endroit pour voir sans être vu. Le groupe se voyait réduit à deux solutions : s'arrêter et m'adresser la parole – ce dont je doutais très fortement qu'il fasse – ou partir comme si de rien n'était.

    Personne ne se risqua à me parler (je supposai qu'il était encore trop tôt) et le groupe choisit la deuxième option en disparaissant à l'angle du couloir.

    Puis la sonnerie tant espérée retentit enfin.

    « Sauvé par le gong », murmurai-je.

    Je jetai un regard à mon emploi du temps : je commençais par Histoire, dans le bâtiment C.

    Quand j'entrai dans la salle, le professeur ainsi que la plupart des élèves étaient déjà installés. Deux types, l'un grand et brun, l'autre plus petit et blond, qui n'avaient en commun que l'air idiot de celui qui pense faire une bonne blague, me barraient l'entrée en faisant semblant d'être plongés dans une discussion animée.

     

    - Excusez-moi, j'aimerais bien entrer, dis-je, parfaitement impassible.

     

    Il firent comme s'ils n'avaient pas entendu.

    Un autre garçon, auquel je n'avais pas prêté attention jusqu'alors, apparut à ma droite.

     

    - Andrew, Alex, laissez-le passer. Vous êtes ridicules, dit-il d'un ton autoritaire.

     

    Les dénommés Andrew et Alex baissèrent la tête en signe de résignation et regagnèrent leur place. J'eus alors tout le loisir de détailler l'individu qui les avait aussi facilement renvoyés à leur place.

    Il était un peu plus grand que moi et avait la carrure d'un sportif, sûrement d'un footballeur. Il avait des cheveux blonds très clairs et des yeux d'un bleu profond desquels brillait en permanence une lueur de défi. Il aurait sûrement paru beau si je ne me trouvais pas à côté.

     

    - Il y a déjà une coalition contre moi ? dis-je d'un ton faussement étonné. 

    - Et un fan-club. Tu as déjà beaucoup de succès chez les filles, on dirait.

     

    Je fis une grimace et le professeur nous interpella.

     

    - À vos places, les retardataires ! Vous êtes les derniers, et on vous attend.

     

    Tous les autres élèves avaient en effet déjà choisi leur place, réduisant considérablement le nombre de tables libres. Je jugeai préférable de ne m'asseoir à côté de personne et choisis une des rares tables encore inoccupées du dernier rang.

    Le professeur commença instantanément à parler. 

     

    - Bonjour à tous, dit-il d'une voix qui laissait entendre qu'il aurait préféré être n'importe où, excepté dans cette classe. Je m'appelle Thomas London. Monsieur London, ajouta-t-il en insistant sur le « monsieur », et je suis votre professeur d'Histoire pour cette année.

     

    L'homme était très petit et corpulent, et habillé d'un costume de mauvais goût mal coupé, mais il avait un regard perçant et un rictus mauvais qui le rendaient menaçant malgré sa taille. De lui émanait une impression grossière qui, bien que son corps semblait être une boule, sur laquelle on en aurait greffé cinq autres, deux bras, deux jambes et ce que l'on pourrait appeler une tête, faisait trembler même les plus costauds. Exactement le genre de professeur à l'ancienne assez sadique pour faire crisser une craie contre le tableau noir pour avoir le silence.

    Il fixa tout à tour chacun de ses élèves en silence, et quand son regard se posa sur moi, il dit :

     

    - Vous, dans le fond. Enlevez vos lunettes.

     

    Toute la classe se retourna d'un bloc. Quel idiot ! J'avais oublié qu'il aurait de toute façon fallu que je les enlève. De plus, London l'avait dit d'une voix de quelqu'un contre lequel on ne protestait pas. Je ne tenais pas à me faire mal voir dès le premier jour, alors que j'étais déjà arrivé en retard.

    J'ôtai mes lunettes avec une lenteur exagérée et les trois quarts de la classe retinrent un cri de stupéfaction. Mes yeux, l'un ambre et l'autre topaze, ne manquaient jamais d'étonner qui les voyait. 

     

    - Bien, retournez-vous, lança Thomas London une fois son examen minutieux terminé. Et si vous pouviez poser une feuille sur votre table avec votre nom, ça ne me dérangerait pas, dit-il avec un ton qui nous reprochait de ne pas l'avoir déjà fait.

     

    Nous nous exécutâmes en silence et j'écrivis rapidement « Jil Royce » sur un papier que je posai devant moi. London commença à marcher entre les rangées de tables en disant qu'il allait commencer par évaluer nos connaissances.

    Je fus d'abord surpris, car bien que très peu d'élèves ne réussirent à répondre à ses questions, il continuait sans relâche de les questionner, avec la fourberie perfide d'un charognard. Il s'arrêta à quelques mètres de moi, devant sa nouvelle victime ; une fille du nom de Jane.

     

    - Jane, peux-tu me dire qui est Dionysos ? dit-il en la regardant dans les yeux. 

    - Euh ... C'est un groupe de rock français, non ? répondit-elle, apparemment pas convaincue de sa réponse.

     

    Je me retins de sourire, mais je fus bien le seul. Plusieurs s'esclaffèrent mais Thomas London les fit taire. Je pariais qu'ils auraient répondu la même chose.

     

    - Le « rock » n'existait pas dans la Grèce antique, dit-il en secouant la tête d'un geste méprisant. Sais-tu cependant ce que faisaient les américains de votre âge il y a quatre cent ans ? 

    - Ils jouaient au flipper ? répondit-elle après un silence. 

    - Bien sûr que non, tu ne sais pas. Ils étudiaient. Je parie que vous êtes fiers de dire que vous commencerez bientôt vos études supérieures pour certains d'entre vous, mais leur niveau n'avait rien à envier au votre. Ils parlaient plusieurs langues et apprenaient les mathématiques, les sciences, ainsi que le latin et le grec. 

    - Excusez-moi, l'interrompis-je.

    Il allait trop loin à mon goût.

     

    - Vous avez quelque chose à ajouter, monsieur Royce ? dit-il en lisant la feuille posée sur ma table. 

    - Sauf votre respect, monsieur, les américains du XVIIème siècle n'avaient pas autant de connaissances que vous le prétendez. À cette époque, la population américaine n'était composée qu'en mineure partie d'indigènes – eux s'étant fait décimer par les colons – et de colons européens. Très peu d'indigènes avaient accès à l'éducation et on ne leur apprenait alors que le strict minimum ; écrire, compter et lire. Quant aux colons anglais, français et espagnols, ils étaient en majeure partie des pauvres paysans qui avaient tenté l'aventure et qui s'étaient enrichis grâce au commerce sur place, mais qui n'étaient jamais allés à l'École. Je suis sûr que c'est écrit dans votre manuel.

     

    Thomas London me contempla un moment, bouche bée. On n'entendait pas un bruit dans la salle. Il arrêta de harceler Jane et les autres élèves, furieux d'avoir été si facilement recalé dans sa propre matière. Jane se retourna et m'adressa un signe de remerciement.

    Je bougeai imperceptiblement la tête en souriant pour signaler que je l'avais compris.

    - De rien, murmurai-je tout bas.

     

    - Chapitre suivant (3)


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