•  

    Les autres cours se poursuivirent sans incident notable – je m'arrangeais pour ne me trouver assis à côté de personne – et la sonnerie annonça bientôt la pause de midi. Je sortis sans m'attarder de la salle d'espagnol – j'avais soit dit en passant un meilleur accent que la professeure, détail qui m'avait fait sourire sur le coup – et me rendis à mon casier pour ranger mes affaires. En réfléchissant bien sûr aux moyens des plus retors pour semer le groupe qui m'avait suivi le matin, et qui se préparait sûrement à recommencer en ce moment même.

    Je finis par me rendre à la cafétéria, qui se situait dans un bâtiment à part, et me joignis à la foule qui attendait pour se servir. Je n'attendis que peu de temps, car j'étais venu dans les premiers, et choisis simplement de l'eau et une salade. La cafétéria était un bâtiment relativement grand vu de l'extérieur, mais qui semblait plus petit de l'intérieur, une grande partie étant sûrement réservée aux cuisines. Les murs avaient des couleurs colorées, qui contrastaient vivement avec leur teinte, gris terne, de l'extérieur.

    Je me dirigeai, mon plateau à la main, vers une table ronde de trois places seulement au fond de la salle – une des rares encore inoccupées, ce genre de table étant l'endroit privilégié par les petits groupes pour discuter tranquillement – pour manger en tête-à-tête avec ma salade. En parcourant la salle du regard, mon exclusion me frappa de tout son poids. Ces gens avaient grandi ensemble et se connaissaient tous par cœur. J'étais un étranger inconnu. Un étranger inconnu seul.

    Vers le milieu de mon repas, une personne s'approcha de la table et m'interpella d'une voix sonore :

     

    - Hey, toi ! Qu'est-ce que tu fais ici ?

     

    Je levais le regard et détaillai l'individu qui m'avait adressé la parole. Il était plus grand que moi et sûrement plus âgé. Il avait une carrure impressionnante et était habillé d'un T-shirt sans manches moulant qui mettait en valeur ses muscles et d'un jean volontairement déchiré à plusieurs endroits. Son air agressif et sa manière de s'habiller me laissa penser qu'il était un multi-redoublant craint de tous et que j'étais un intrus sur son territoire.

    Je repoussai à contrecœur ma très chère salade pour lui répondre.

     

    - À ton avis ? dis-je d'un ton cinglant. 

    - Tout le monde sait que c'est ma table ici, dit-il en ignorant ma question.

     

    Je me levai pour lui faire face. Plusieurs regards s'étaient tournés dans notre direction.

     

    - Très bien. Il suffisait de le dire, je m'en vais, lui répondis-je pour essayer de calmer le jeu. 

    - Crétin ! dit-il en soulevant son poing pour me frapper à la tête. Tu crois peut-être que tu vas t'en tirer comme ça ? Je vais t'apprendre à empiéter sur mon territoire !

     

    J'avais anticipé son mouvement et fis un bond sur le côté, et son poing toucha l'endroit où mon nez s'était trouvé une demi-seconde plus tôt.

    Il n'y avait maintenant plus personne qui ne nous regardait pas. Il fallait que j'apprenne à être plus discret.

     

    - Reviens-ici ! rugit-il, visiblement mécontent que je lui tienne tête, chose qu'il ne semblait pas avoir l'habitude de traiter. 

    - Je tiens à mes Ray-Ban. Mais si tu as envie de refaire une tentative pitoyable pour me les casser, c'est toi qui voit, répondis-je, amusé par son incapacité à me toucher.

     

    Je revins de ma démarche féline à ma position initiale et il me souleva d'une main de quelques centimètres par le manteau pour m'amener à son niveau.

     

    - Maintenant, tu bouges plus, ou tu vas passer un sale quart d'heure, compris ? dit-il d'un ton menaçant. 

    - Je crains fort que même si je ne bouge pas, je vais aussi passer un mauvais quart d'heure, rétorquai-je en secouant la tête.

     

    Son deuxième poing ne rencontra que le vide. Je m'étais libéré de sa poigne sans difficulté et avais reculé prudemment de quelques mètres. Ce type commençait vraiment à m'énerver.

     

    - Ne m'oblige pas à recourir à la violence, le prévins-je. 

    - Tu ne sais même pas te battre, la danseuse, je n'ai rien à craindre, lança-t-il avec violence.

     

    Cela me mit hors de moi. Je n'avais qu'une envie : le frapper de toutes mes forces pour lui faire ravaler ses mots. La seule chose qui me retint était le fait que je m'étais déjà fait assez remarquer pour aujourd'hui. Il valait mieux ne pas en rajouter.

    J'enlevai mes lunettes et le fixai intensément du regard le plus noir que je pus. Il prit un air apeuré et fit quelques pas en direction de la sortie en murmurant des paroles incompréhensibles, avait de pouvoir enfin formuler une phrase correcte.

    • Ok, ok, c'est bon, c'est ta table maintenant, calme-toi ..

    Je remis mes lunettes et me rassis en le regardant quitter la cafétéria sans n'avoir rien pris. Le drame n'était pas passé loin.

    Je finis rapidement de manger et inspectai une dernière fois la cafétéria des yeux. Tout le monde était apparemment occupé à commenter la scène inhabituelle qui venait de se dérouler sous leurs yeux quelques minutes auparavant et plus personne ne regardait dans ma direction.

    Plus personne excepté elle.

    Je me demandai comment j'avais réussi à ne pas la remarquer plus tôt. Elle rougit et détourna les yeux, gênée que je l'aie surprise en train de me reluquer.

    Elle était mince et de taille moyenne, et ne devait pas exceller dans les sports collectifs. Elle avait un visage aux traits si fins qu'on aurait pu avoir peur de les briser si on les touchait, en parfait accord avec son teint de porcelaine. Ses cheveux châtains, quoique le soleil leur donnât des reflets plus clairs par endroits, tombaient en cascade ondulée sur ses frêles épaules. Je devinais dans ses yeux d'un marron profond un malaise habilement dissimulé à qui ne pousserait pas loin son analyse. Bien que vivant sûrement depuis toujours avec ses camarades, elle ne semblait pas s'être vraiment intégrée. Cela lui faisait au moins un point commun avec moi. Elle portait un pull en laine informe qui en la mettait pas du tout en valeur, malgré la saison très peu avancée, ainsi qu'un jean un peu trop grand terminé par des ourlets faits à la main. Il me semblait y avoir quelque chose de maladroit dans sa façon de se mouvoir, de parler aux autres, bien que ce ne fut qu'une impression.

    Quelque chose en elle la différenciait des autres, du groupe qui m'avait suivi par exemple, mais je n'arrivais pas à savoir quoi.

    J'avais envie de la protéger des autres, de leurs railleries grivoises qui la mettaient sans aucun doute mal à l'aise mais auxquelles elle riait de bon cœur, mais cela ne m'était pas permis maintenant – et cela ne devrait jamais l'être.

    Aussi étrange que cela puisse paraître, sa vue m'apaisa aussitôt. Je n'arrivais pas à détacher mon regard d'elle alors qu'une fille de sa table lui murmura quelque chose en me regardant en coin.

    Je ne pus m'empêcher de lire sur ses lèvres : « Ashley, Apollon te mate »

     

    - Chapitre suivant (4)


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